Fernand Khnopff, le maître des énigmes

L’année dernière a marqué les cent ans de la mort de Fernand Khnopff (1858-1921), peintre, sculpteur et illustrateur symboliste belge et l’un des représentants les plus éminents du modernisme belge. Sa biographie est entourée de mystère et son image excentrique ainsi que ses œuvres expressives et très reconnaissables, attirent toujours l’attention des chercheurs et des amateurs d’art. Il est impossible de percer entièrement le mystère de cet énigmatique maître belge, mais cela vaut la peine d’aborder les principaux aspects de son parcours créatif, non seulement pour en savoir plus sur la personnalité de Khnopff, mais aussi pour mieux comprendre l’époque de décadence dans laquelle il a vécu, et dont l’héritage perdu subsiste encore dans l’art européen.

Biographie de l’artiste

L’artiste, dont le nom est aujourd’hui quasiment synonymique du symbolisme belge, était en fait d’origine autrichienne. Fernand-Edmond-Jean-Marie Khnopff est né dans une famille d’aristocrates autrichiens et donc bien éduqué. Dès son plus jeune âge, il parle plusieurs langues, s’intéresse à l’histoire et à la littérature et étudie les cultures des civilisations anciennes. Cette fascination a suscité chez le futur artiste un intérêt pour les sciences occultes, en particulier pour la franc-maçonnerie et la Kabbale, ainsi que pour le symbolisme des cartes de tarot, qui influenceront plus tard son travail artistique. Découvrant son aptitude pour le dessin et ne voulant pas suivre les pas de son père, il abandonne ses études de droit et s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. L’artiste effectue ensuite une brève période d’études à Paris et voyage beaucoup, s’intéressant particulièrement à l’Angleterre et à la culture anglaise. L’art anglais, en particulier les œuvres des peintres préraphaéliens, ont fortement influencé sa conception de la beauté. Par exemple, de nombreuses protagonistes féminines ressemblent aux femmes dépeintes par ce mouvement. Il s’agit du même type de femme aux cheveux roux, austère, belle mais d’une certaine façon froide, aux lèvres écarlates et aux traits ciselés.

Fernand Khnopff, “L’offrande”, 1891

Knopf le symboliste, les principaux thèmes et caractéristiques de son travail

Sa période la plus prospère a lieu à la fin des années 1890, lorsque ses peintures symbolistes sophistiquées sont connues de presque tous les amateurs d’art en Europe. D’une part, son œuvre représente un développement de nombreux sujets communs dans le symbolisme: la femme fatale, les chevaliers, les sphinx, les héros du passé, les personnages de sujets mythologiques apparaissent dans les peintures et les dessins de l’artiste. Bien qu’elles soient uniformes à bien des égards, ses œuvres sont reconnaissables. Et pourtant, on ne peut pas l’accuser de manquer d’imagination. Au contraire, même malgré des thèmes apparemment habituels pour un symboliste, ses œuvres sont toujours originales et différentes des autres oeuvres emblématiques de son époque.

Ses deux plus éminents contemporains, également représentants du symbolisme artistique, sont James Ensor et Félicien Rops. Et bien que Khnopff ait entretenu des relations assez froides avec le premier, il avait une attitude beaucoup plus amicale envers Rops. Si l’on compare le vaste héritage artistique de Khnopff aux œuvres de ces deux peintres, on comprend mieux en quoi consiste la particularité de l’oeuvre du maître. Malgré de nombreux thèmes et techniques communes (les trois artistes font tous référence au thème de la mort), ce qui se dégage de leur art diffère sensiblement. Les peintures d’Ansor se caractérisent par la dérision et le grotesque, tandis que Rops tend plutôt vers le côté sensuel du symbolisme et crée de nombreuses œuvres érotiques et libérées. Dans l’œuvre de Khnopff, malgré la grande attention accordée aux personnages féminins, il y a beaucoup moins de sensualité ; la plupart de ses personnages féminins, même s’il s’agit des femmes fatales, ont toujours une tendance à la rêverie plutôt qu’à la passion. Ses personnages sont toujours solitaires et mystérieux, au leur regard vide, absent, comme dirigé vers l’intérieur. On le voit clairement dans l’un de ses tableaux les plus célèbres, “Je fermerai la porte derrière moi”. On trouve également peu de sarcasme ou de moquerie dans ses œuvres, l’artiste prenait son art extrêmement au sérieux.

Fernand Khnopff, «l lock my door upon myself», 1891

La mélancolie, la solitude, l’introspection, la tentative d’échapper à la réalité pour se réfugier dans le rêve, c’est cela, l’ambiance qui règne dans les travaux du maître. Nombre de ses peintures sont inspirées ou illustrent la littérature et on remarque que son symbolisme complexe s’y enracine souvent. Outre les nombreuses références à des sujets religieux et mythologiques, l’artiste cite souvent ses contemporains. Grâce à son frère cadet George, qui était proche de ce milieu, Khnopff connaissait de nombreux poètes et écrivains belges et français, en particulier Emile Verhran et Georges Rodenbach.

La manière de peintre. La passion pour la photographie.

Khnopff était un artiste remarquablement universel. Outre la peinture, il était également virtuose des techniques de dessin, exécutait des peintures murales, des sculptures et même des costumes et décorations pour des spectacles théâtraux.

Fernand Khnopff, «L’Art, ou le Sphinx», 1896

L’approche de Khnopff pour créer ses œuvres était également innovatrice. Contrairement à la plupart de “grands” artistes de son époque, qui privilégiaient exclusivement l’huile, Khnopff expérimentait avec plaisir avec de nouveaux matériaux artistiques, utilisant les pastel, l’aquarelle, la craie et la sanguine dans ses œuvres. En outre, dans certaines de ses toiles, plusieurs techniques se mêlent. Une autre technique intéressante, souvent utilisée, était la superposition d’une photographie à la composition. Dans certains cas, il prenait à l’avance des photos de ses modèles, les retouchait et les combinait pour créer un tableau final. On le voit très clairement dans ses pastels «Memories» et «À propos du Silence» (sa soeur aînée Margarita son modèle préféré a posé pour les deux œuvres).

Fernand Khnopff et la Belgique ; l’image de la ville dans son œuvre (‘Bruges-la- Morte’, série des années 1900)

La personnalité de Knopf est importante pour l’histoire de l’art belge à bien des égards, car la Belgique elle-même est extrêmement importante pour le peintre.

L’image de la ville occupe une place particulière dans son oeuvre. Il a passé sa plus tendre enfance dans la ville médiévale de Bruges, dont il s’est souvenu toute sa vie. Même dans ses premières illustrations pour le recueil de poésie de Grégoire le Roy, «Mon cœur pleure le passé», il utilise l’image de Bruges enveloppée de brume, afin d’exprimer le désir et la nostalgie du protagoniste.

Il est important de noter que beaucoup de villes qui appartenaient autrefois à la Flandre étaient considérées, à la limite des XIXe et XXe siècles, comme de véritables coffres au trésor, boîtes oubliées, démodées mais toujours aussi belles, recelant des trésors médiévaux. C’était particulièrement vrai pour la ville de Bruges, jadis centre riche et important selon les critères médiévaux, puis ville provinciale, tranquille mais toujours aussi belle. Le tableau éponyme trouve son reflet dans le roman «Bruges-la-Morte» de Georges Rodinbach, souvent décrit comme le premier roman symboliste de la littérature mondiale. Les deux hommes se connaissant bien, Khnopff a conçu un certain nombre d’illustrations pour la première publication du livre, dont une est la célèbre reproduction d’une jeune fille morte flottante sur les canaux de Bruges.

Fernand Khnopff, «La Bruge mort», 1892

Plus tard, il représente à nouveau Bruges par une série d’œuvres en noir et blanc, dépeignant la ville comme lugubre et abandonnée.

Khnopff et les sciences occultes

Lorsque le symbolisme fait son apparition dans les arts lors de la seconde moitié du XIXe siècle, cela influence de nombreuses nouvelles tendances culturelles. Il existe alors, tout particulièrement chez les intellectuels et les artistes, un vif attrait pour le mysticisme et l’occulte. Le spiritisme et les pratiques religieuses suscitent un énorme intérêt et vont souvent de pair avec des expérimentations sexuelles d’un nouveau genre et la consommation de drogues. Cet engouement pour tout ce qui est sombre et mystique, ainsi qu’un climat de décadence et de mélancolie donnent à cette période le nom bien connu de “L’âge de la décadence”. Le symbolisme, avec sa soif de mystère, ses significations multiples et ses thèmes mystiques, est en grande partie l’expression de cette décadence. Les intérêts et l’oeuvre de Khnopff coïncident tout à fait avec l’esprit de l’époque. Tout comme d’autres artistes et penseurs, il se dévouait à certains enseignements sur l’au-delà et l’occulte. L’amitié de Khnopff avec l’écrivain et religieux très controversé Joséphin Péladan en est la preuve la plus évidente. Cet homme était le fondateur du groupe mystico-religieux des Rose-Croix (parfois appelé les Rosencreutzers), que Khnopff lui-même fréquentait de temps en temps. Sa relation avec Peladan lui permet de se familiariser avec les enseignements de la Kabbale dont il incorporera ensuite les symboles dans ses œuvres, notamment dans son premier tableau, «Le vice suprême».

Fernand Khnopff, «L’Isolement», 1890–94

Histoire de l’étude de l’œuvre de l’artiste et Jeffrey Howe

Khnopff devient très célèbre et, à la fin de sa vie, dans les années 1920, il est déjà un maître reconnu de l’art belge. Outre son travail créatif, il est également un publiciste actif. Pendant longtemps, il travaille en tant que chroniqueur artistique pour le magazine britannique The Studio.  En outre, il se manifeste en tant que professeur et historien de l’art. Tout cela fait de lui sans aucun doute une figure digne d’intérêt pour le monde de la culture en Europe.

Cependant, après la mort de l’artiste, son travail est quelque peu éclipsé, voire oublié, pendant plusieurs décennies. Le déferlement de différentes tendances modernistes dans l’art, se succédant comme un kaléidoscope, écarte les artistes symbolistes. Les œuvres autrefois audacieuses de Khnopff semblaient désormais ternes et dépassées face aux cubistes ou aux surréalistes.

Khnopff doit sa seconde naissance au monde de l’histoire de l’art et au chercheur américain Jeffrey Howe. Ce savant américain a passé de nombreuses années à étudier la vie et l’héritage de cet artiste énigmatique du début du siècle. C’est grâce à lui que les lettres et les articles de Khnopff ont vu la lumière et ont été traduits, que plusieurs de ses œuvres lui ont été reconnues (dans la publication d’un catalogue de référence en 1979) et que des entretiens ont été menés avec des proches et des élèves encore vivants du maître. Tout cela a permis au chercheur d’écrire une œuvre majeure (probablement l’œuvre principale de sa vie) le livre intitulé «L’art symboliste de Fernand Khnopff» (1982). C’est en grande partie grâce aux efforts de cet historien de l’art que le nom de Khnopff a résonné à nouveau dans le milieu des critiques et amateurs d’art.

Fernand Khnopff, «Secret-Reflection», 1902

Fernand Khnopff et la France. Exposition en 2019 au Petit Palais à Paris

L’existence d’importantes expositions consacrées à Khnopff est la preuve la plus évidente de la persistance de l’intérêt pour ce peintre et le symbolisme belge. Le début des années 2000 a été marqué par plusieurs expositions, dont la plus importante a été la rétrospective de l’artiste au Musée royal des Beaux-Arts de Bruxelles en 2004. La même année, ses œuvres ont été exposées au Musée d’art moderne de Salzbourg et au McMullen Museum of Art de Boston. Mais la plus marquante est sans doute la rétrospective du maître au Petit Palais à Paris. Les commissaires lui ont donné un titre qui en dit long sur l’événement, «Fernand Khnopff : Master of Mystery». La vision originale de la périodisation de l’œuvre de l’artiste, mais aussi son ampleur sont remarquables: en un seul endroit, de nombreuses œuvres du maître ont été rassemblées, des tableaux mondialement connus mais aussi des œuvres plus ignorées provenant de collections privées. Le succès de l’exposition est également un indicateur important de l’intérêt du spectateur contemporain pour cette époque, à la frontière des XIXe et XXe siècles, ce qui nous permet d’espérer que l’œuvre du brillant Fernand Khnopff restera longtemps parmi nous.

Traduit du russe par Elena Klyuykova.

Anna Leonova
Anna Leonova

Anna Leonova, historienne de l'art, diplômée de Master "Histoire de la culture et du marché de l'art", doctorante à l'Université des hautes études économiques de Moscou (NRU-HSE).

Publications: 2

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