La laïcité en Russie et en France a-t-elle le même sens ?

Notre histoire commence en plein centre de Moscou, dans la rue Volkhonka. Un homme de taille moyenne, avec des yeux bleus pensifs et des cheveux gris, a l’air un peu perdu. Il regarde la carte qu’il tient dans ses mains et essaie de discerner quelque chose dans l’assemblage des écritures cyrilliques. Absorbé par cette occupation, il ne remarque pas une jeune fille brune aux yeux vifs qui l’observe en cachette. Elle finit par se décider à s’approcher de lui et à commencer la conversation:
– Bonjour Monsieur. J’ai l’impression que vous êtes un touriste français, que cherchez-vous? Puis-je vous aider?
– Vous êtes très perspicace, mademoiselle. En effet, je suis français, je cherche la cathédrale du Christ-Sauveur. Je m’appelle Bernard, et vous ?
– Ah, d’accord. Moi c’est Maria. Je vous montrerai la voie. Entre-temps, dites-moi, que faites-vous en France ?
– Je suis professeur à l’Université et j’enseigne notamment la relation entre les religions et l’État français.
-Ah, c’est intéressant ! Et vous vous intéressez à la même question en Russie ?
– Oui, bien-sûr. D’ailleurs, j’ai des incertitudes par rapport auxquelles vous pourriez peut-être m’éclairer. Par exemple, pourriez-vous me dire quelle relation entretient l’Église russe avec les religions ?
– C’est étonnant que vous me le demandiez juste à ce moment, car depuis quelques mois je me suis beaucoup intéressée à ce sujet ! Cette relation n’est pas si simple, vous savez. Je vous en parlerai, puisque ça vous intéresse.

***

Maria : La constitution de l’État russe stipule que la Fédération de Russie est un État laïc. Aucune religion ne peut s’instaurer en qualité de religion d’Etat qui obligerait les consciences de croire. Les religions sont séparées de l’Etat et donc égales devant la loi.

Toutefois, cette définition juridique de la laïcité est assez floue car elle ne correspond pas à la réalité de la situation religieuse concrète de la Russie. Il faut savoir que l’écrasante majorité des citoyens russes (80% d’après les statistiques) a été baptisée dans l’orthodoxie. Il y a cependant un paradoxe : seulement 4% d’entre eux respectent les exigences morales (se rendent par exemple régulièrement à l’Église), et plus étonnant encore, seulement deux tiers croient réellement en Dieu.
En même temps, il y a en Russie des sécularistes radicaux, qui s’expriment violemment contre l’Église.

Bernard : En fait, j’ai entendu parler de cette radicalité des sécularistes russes. En 2010, je crois, on a, après des années de disputes violentes, introduit dans les écoles russes une nouvelle discipline , “Les fondements des cultures religieuses”, avec une possibilité d’étudier l’orthodoxie. Ce qui m’étonne plus, est qu’il n’y ait aucune université constitué d’une faculté de théologie. Cela me paraît surprenant en Russie à tel point que j’ai l’impression que la Russie et la France sont plus proches qu’on ne pourrait le penser.
On peut sans doute y voir par cette absence un lien avec les sécularistes russes radicaux. Pourriez-vous me confirmer la remarque ?


Maria : Je crois que la radicalité des sécularistes russes est liée à l’expérience de l’époque soviétique, où l’individu n’avait presque pas de droits, et la religion était éradiquée. Aujourd’hui, pour les citoyens orientés vers le libéralisme, la liberté de conscience va de soi : chacun a le droit d’être croyant d’une manière strictement personnelle, ce qui fait penser au modèle français : dans l’espace public, la laïcité est totale; autrement dit, la conscience de chaque citoyen est libre. Le concept d’État laïc entraîne par voie de conséquence celui d’une une société laïque.

Bernard : Ce que vous dites est vrai, mais il ne faut pas perdre de vue la différence qu’il y a entre la Russie et l’Europe, en particulier la France. En France — j’en parlerai toute à l’heure–la laïcité est un fruit de plusieurs siècles d’évolution de relations entre l’Église et l’État. Dans un pays catholique comme la France la laïcité est paradoxalement un produit de la culture catholique. Inversement en Russie j’ai l’impression que l’orthodoxie a joué un autre rôle que le catholicisme en Europe latine, est-ce que je me trompe ?

Maria : En effet, il y a une différence importante entre la formation de la laïcité russe et celle Française : en Russie, la laïcité s’est établie en plusieurs étapes- j’en parlerai d’une façon plus détaillée- dont le premier a été le “Raskol nikonien”, ou le schisme, qui a séparé en 1667 du patriarcat orthodoxe de Moscou des millions de fidèles ensuite appelés “Vieux-croyants”.

Nikon, patriarche de l’Église orthodoxe russe de 1652 à 1658.

Andrei Zubov, historien et politologue russe, affirme que cet événement tragique a predetérminé le destin de la Russie, y compris la révolution de 1917. Parce que la partie de la société plus active et avec une majorité religieuse plus développée est devenue “hors État” et a commencé à considérer le Tsar et le Patriarche— L’antéchrist- l’ennemi du Christ, de l’Eglise et de la Russie. L’écrivain russe et dissident du régime soviétique, Alexandre Soljenitsyne, en parle aussi. Il dit : “Le pays tout entier, jusqu’au fondement de la vie spirituelle, a été ébranlé par le schisme. Plus jamais l’orthodoxie n’a été restaurée en Russie dans sa force vitale qui avait conservé l’esprit du peuple russe pendant plus de 500 ans. Au 20ème siècle, c’était toujours cette scission qui s’est fait exposer dans notre faiblesse “…

En 1721, Pierre le Grand substitut le Patriarche par le Saint Synode- qui  sera la plus haute instance dirigeante de L’Église orthodoxe russe entre 1721 et 1918. Ensuite, le “despotisme éclairé” est venu, en Russie il était notamment représenté par Catherine II. Cette impératrice s’exprimait violemment contre l’orthodoxie et méprisait le clergé; ses actions ont agrandi la scission entre l’élite – la noblesse – et le peuple.

Catherine 2 par le portraitiste Dmitri Levitski

Finalement, la deuxième moitié du 19ème siècle a été aussi marquée par un déni universel de la religion – produit de l’influence du mouvement nommé “positivisme”, celui de la sociologie d’Auguste Comte. Venu de France, il s’est transformé chez nous en nihilisme, dont les nombreux adeptes affirmaient que la vie est dénuée de sens.

Auguste Comte – philosophe et sociologue français, fondateur du positivisme.

Ainsi, la société russe entre dans le XXème siècle très divisée, ce qui est l’une des raisons de la révolution. Et au cours de l’époque soviétique le fondement culturel du peuple russe, un tissu complexe composé d’attitudes politiques, culturels, civiques et religieuses a été complètement détruit. Pire encore , rien n’a été proposé en échange. D’où vient la confusion qui s’est installée dans la société post-soviètique. Dans les années 1990, de multiples religions extérieures (notamment des mouvements religieux venus de l’Inde et d’Extrême Orient ) ont été assimilées en Russie; une partie des gens est retournée à la pratique religieuse d’avant la révolution , et d’autres se sont tournés vers le modèle occidental. Ici une difficulté se pose, car évidemment, les principes établis en Europe ne peuvent pas fonctionner de la même façon en Russie.

Bernard : Pourriez-vous préciser les raisons pour lesquels les principes établis en Europe et en France ne peuvent pas fonctionner de la même façon chez vous? J’avoue ne pas bien comprendre.

Maria : La sécularisation occidentale a été, contrairement à la nôtre, un processus historique au cours duquel les principes séculiers, ou laïques, restaient en contact avec la matrice culturelle chrétienne. Elle s’est progressivement transformée par voie de compromis. Autrement dit, ce que j’entends par là, c’est qu’il y a eu des étapes. D’abord, la grande étape de la Révolution Française, puis celle du Concordat de Napoléon et enfin, celle de la Loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Voilà trois grandes étapes sur lesquelles je voudrais pouvoir vous interroger après. Chacune de ces étapes a été marquée par des conceptions différentes de la relation entre la religion et l’État. Et si je ne me trompe, les droits individuels ont toujours été respectés. Là aussi, je voudrais vous entendre. En somme, selon moi, la sécularisation occidentale, et celle française en particulier, n’est pas du tout aussi dure que celle soviétique; la privatisation de la religion en Occident n’a jamais été complète. Je voudrais revenir aux sécularistes radicaux russes: leur problème consiste à ne pas voir que la religion est présente dans la société non seulement au niveau juridique, mais aussi au niveau culturel. Ce qui signifie que la religion, plus précisément l’orthodoxie, était dès le début  présente dans la culture en tant que pratique religieuse mais aussi en tant qu’elle structure tous les domaines d’existence humaine sociale et individuelle. Même après les étapes significatives vers la laïcisation à partir du XVIIème siècle, l’esprit russe est resté fondamentalement orthodoxe.

Bernard : Est-ce que les russes modernes le reconnaissent tout à fait ? Comment voit-on, d’ailleurs, ce fondement orthodoxe de l’esprit russe, y-a-t-il des exemples qui le démontrent?

Maria : Pour vous donner un exemple clair, je parlerai de l’influence de la religion sur la littérature russe, qui forme une partie immense dans la culture de notre pays— d’autant plus que, je crois, on peut bien dire que tous les arts prennent essentiellement leur racine dans la littérature.

Avec la littérature, on le voit dès le début : la Russie devient orthodoxe au Xème siècle et c’est à ce moment-là que nait la culture écrite. Étant née dans les monastères, elle est profondément religieuse dès sa naissance, et est restée, jusqu’à la sécularisation au 17ème siècle, imprégnée d’une aspiration spirituelle. Même si après l’accès de Pierre le Grand au trône, la littérature russe se divise en deux pôles (la littérature religieuse, basée sur la vérité chrétienne, et la littérature laïque basée sur l’imagination de l’auteur), on ne peut pas ignorer la base religieuse sans laquelle l’existence de la littérature russe telle qu’elle est est inconcevable.

Au contraire, le but des sécularistes radicaux est de débarrasser l’espace public et culturel, mais aussi le subconscient de l’individu, de toute présence religieuse, la considérant et la montrant comme quelque chose de grotesque et irrationnelle … Est-ce qu’il y a des sécularistes de cette tendance en France ?

Bernard: Oui, bien sûr il y en a. En France, ils sont connus sous le nom d’anti-cléricaux. Leur existence tient à l’histoire française de la relation entre le catholicisme et l’État. Si cela vous intéresse je pourrais développer ce sujet.

Maria : Oui, évidemment. D’ailleurs, j’aimerais que vous développiez mieux l’histoire française sur ce point.

Bernard : Il faut faire remonter l’histoire de la sécularisation française aux temps de la monarchie. Nous pouvons comparer la France avec un autre pays qui lui était proche- c’est l’Angleterre. L’Angleterre qui était aussi une monarchie a rompu avec la papauté au 16ème siècle pour créer une Eglise nationale. Et cela a entraîné de nombreuses autres Eglises, pour ne pas dire des sectes religieuses. Tandis qu’en France il n’y a jamais eu des ruptures entre l’Église gallicane (l’Église catholique du royaume de France) et le pape; cette Église a fini par être absorbé pour une large part par l’autorité du roi. Il faut retenir une date importante-1516- Concordat de Bologne, c’était un accord sur la nomination des évêques et les supérieurs religieux dans l’Église de France. Selon cet accord, le roi nommait et le pape confirmait la nomination. Ce système a empêché, en opposition avec l’histoire anglaise, toute possibilité de rupture entre l’État monarchique et la papauté. Mais il a entraîné souvent des conflits entre les rois de France et le pape, par exemple Louis XIV. Ce système a duré jusqu’à la Révolution française. Il a été aussi, à la différence de l’Angleterre, plus difficilement tolérant à l’égard des minorités religieuses, les protestants en particulier. Autrement dit, la France n’a jamais eu beaucoup de pluralité religieuse en raison de ce compromis entre la royauté et le pape; l’Église catholique avait le monopole. Mais l’Église l’a payé durement lorsqu’est arrivée la Révolution française.

La Liberté guidant le peuple – une huile sur toile d’Eugène Delacroix réalisée en 1830, inspirée de la révolution des Trois Glorieuses.

Les révolutionnaires ont dès 1790 nationalisé les biens du clergé, ce qui est revenu à séculariser ces biens. Ils ont aussi créé la constitution civile du clergé, qui avait vocation d’être l’Église de la nation française. C’était si vrai que même les juifs et les protestants pouvaient élire les évêques et les prêtres, mais cette conception de l’Eglise de la nation était trop sécularisée pour durer longtemps. C’est pourquoi les révolutionnaires, notamment Robespierre, ont remplacé cette Eglise par le culte de l’Etre suprême. Et puis est arrivé au pouvoir Bonaparte dont vous parliez tout à l’heure. Le concordat a été un grand succès car Bonaparte a mis un terme à la révolution et au désordre. Et il a réconcilié les catholiques français entre eux. Le concordat de 1801 est un peu comme celui de Bologne de 1516, les évêques sont nommés par le consul de la République (puis l’empereur) et confirmés par le pape. Ainsi un modus vivendi est trouvé entre le pape et le chef de l’Etat français. C’est dans ce contexte que Bonaparte a fait de l’Église catholique non une religion de l’État mais celle de la majorité des français. Car les français n’étaient plus obligés de croire dans les dogmes catholiques, leur conscience était enfin libre; mais en même temps, le catholicisme était  reconnu comme la religion la plus importante.

L’autre signe de la sécularisation est que les autres groupes religieux sont reconnus : les protestants et les juifs . Autrement dit Bonaparte a séparé l’Eglise catholique et les autres religions de l’Etat tout en les reconnaissant. Concrètement, cela veut dire que les prêtres, les pasteurs et les rabbins étaient désormais des fonctionnaires de l’État. C’est pourquoi, d’ailleurs, Bonaparte surnommait les évêques catholiques «mes préfets violets» (parce que la couleur de leur tenue était violette). En contrepartie, ces trois religions reconnues devaient prier pour le chef de l’Etat. C’est ce système qui a été abandonné par la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 dont vous avez déjà parlé. Sauf en Alsace et à Moselle qui étaient au moment de la séparation attachés à l’Allemagne. À partir de 1905 la France reçoit le statut d’un pays laïc. Ceci a eu des conséquences terribles pour l’essor de la culture catholique en France, car l’Eglise a perdu beaucoup de moyens financiers. Et surtout, dans les années 1880, la laïcité en France à été scolaire et universitaire (les écoles ont été séparés de la religion, d’où l’enseignement laïque; cependant les devoirs envers Dieu ont été maintenus jusqu’en 1920).

Tympan d’une église (Aups, Var) avec la devise de l’État français datant de 1905 apposée pour signifier que l’église appartient à l’État.

C’est pourquoi en France l’école est encore un sujet extrêmement sensible, qui déclenche beaucoup de conflits. L’Etat tient à conserver son monopole sur les les enfants et les jeunes, en les protégeant du cléricalisme. Mais pour revenir à la loi de 1905 – au fur et au mesure du temps l’Église catholique a accepté ce nouveau régime et les rapports sont globalement positifs avec l’Etat républicain -sauf quand il y a des conflits scolaires.

Voilà en résumé l’histoire très française de la sécularisation, depuis la Royauté jusqu’à la République, en passant par la Révolution et Bonaparte. La laïcité est pour cette raison un modèle juridique de la sécularisation, comme il y en avait d’autres avant (le concordat de Bologne et celui de Bonaparte).

***

– Merci pour cet aperçu de l’histoire de laïcisation ! Il y a forcément des points communs avec la Russie, et ça s’intensifie maintenant, à l’époque où on parle si souvent de la mondialisation. Et je crois qu’à la lumière de ce que vous avez dit sur la France et moi sur la Russie, nous pouvons bien formuler une définition commune de laïcité : c’est la séparation de la religion et de l’État, où chacun est libre de croire comme il entend.
– Absolument. Quelle chance nous avons eu de rencontrer!
– Maintenant que nous avons eu cet échange, je vous propose d’aller visiter quand même la cathédrale du Christ-Sauveur.

Cathédrale du Christ-Sauveur

 

Propos recueillis par Maria Bogoiavlenskaia

 

Sources:

https://azbyka.ru/otechnik/Istorija_Tserkvi/istorija-russkoj-tserkvi-zubov/#0_6

https://fr.rbth.com/lifestyle/82327-russie-pays-laic-ou-religieux

http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article147

http://www.revuemethode.org/sf091728.html

https://strana-oz.ru/2013/1/sekulyarizm-i-postsekulyarizm-v-rossii-i-v-mire

Maria Bogoiavlenskaia
Maria Bogoiavlenskaia

Linguiste, Université linguistique de Moscou (MSLU)
Domaine d'intérêts : l'Antiquité latine, le dialogue interculturel entre l'Occident et L'Orient

Publications: 2

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