Lorsque nous apprenons une langue étrangère, nous entretenons une foule de croyances en lien avec notre démarche. Pas toujours présentes à notre conscience, elles se rapportent à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes en tant qu’apprenants, à la langue étudiée ou à la méthode d’enseignement que nous suivons. Malgré leur diversité, certaines sont communes à des individus en raison de leur héritage culturel, leur personnalité, ou des expériences passées similaires.
Dans cet article qui a pour toile de fond les tribulations d’un professeur de FLE aux prises avec les croyances de ses élèves, nous allons lever le voile sur leur fonctionnement et leur impact dans la salle de classe et en dehors.
Tradition d’enseignement et formation de croyances
Lorsque nous cherchons à savoir d’où viennent nos convictions, il nous faut sans conteste regarder d’abord du côté du parcours scolaire. C’est souvent à partir de nos propres expériences en classe que s’élabore un réseau complexe de croyances qui établit ce qui est pertinent pour l’acquisition d’une langue étrangère et ce qui ne l’est pas. Il pourrait donc être profitable de savoir à quel type d’instruction nous avons été exposés.
Encore qu’il soit difficile de généraliser, force est de constater que nous sommes les héritiers d’une tradition analytique de l’enseignement des langues étrangères. Cela vient peut-être du temps où les systèmes éducatifs de référence dispensaient des cours de latin ou de grec par le biais de la méthode « grammaire-traduction ». Avec les langues mortes, l’enjeu communicatif était absent et on n’attendait pas des apprenants de pouvoir s’ajuster aux exigences d’une conversation réelle. Au contraire, on s’appuyait uniquement sur le support écrit pour mettre en place de longs processus analytiques donnant lieu à des comparaisons et traductions de textes d’un code linguistique à l’autre.
Cette tradition a notamment contribué à faire de la langue un objet d’étude plutôt qu’un outil de communication. Voilà pourquoi aujourd’hui tout le monde trouve cela normal qu’un cours de langue ressemble plus à un cours de biologie ou de géographie dans lesquels on transmet des savoirs, qu’à un cours de musique ou de sport, où l’on privilégie en priorité le développement d’habiletés et d’automatismes.
Sans s’étaler, on pourrait également mentionner l’influence des théories du linguiste Noam Chomsky qui, dans les années 50-60, avance que le sens d’un énoncé peut être déduit uniquement de sa syntaxe. Encore une bonne raison de croire que tout n’est question que de règles formelles à décoder.
À l’opposé, les partisans d’une approche plutôt “naturelle” sont les premiers à croire, arguer et même prouver pour certains qu’aucune analyse n’est nécessaire et qu’il suffit tout bonnement d’aller vivre à l’étranger quelque temps.
Sans se recommander des uns ou des autres, tournons-nous plutôt vers quelques cas typiques de conflits potentiels que certaines conceptions peuvent engendrer dans les classes.
L’opposition apprenant-professeur
Prenons l’exemple d’un professeur qui n’est pas capable de répondre à une question théorique sur un point de grammaire délicat. Aux yeux des apprenants qui considèrent qu’un enseignant doit être un irréprochable « passeur de savoirs », cette lacune est interprétée comme un manquement, un signe d’amateurisme, possiblement rédhibitoire. Et pourtant, qui parmi eux s’est demandé au préalable à quel point les explications théoriques étaient profitables au développement des compétences de communication ? Gageons que l’enseignant, lui, se soit penché sur le sujet…
Imaginons maintenant que, dans ce même but, il fasse consciemment le choix de ne pas fournir de support écrit aux mots utilisés pour la pratique orale. On peut dès lors parier qu’il se mettra à dos tous ceux qui dans sa classe, se définissent comme « visuels »… Lesquels d’entre eux seront alors prêts à prêter une oreille attentive aux arguments allant à l’encontre de leur théorie des « styles d’apprentissage », toujours en vogue, mais qu’aucune étude scientifique n’a pu appuyer à ce jour ?
Il apparait donc que lorsqu’une information entre en conflit avec son système de croyances, l’apprenant a tendance à mettre en doute le professeur et sa démarche, plutôt que d’y voir une occasion de réfléchir. En partant du principe que l’enseignant est un professionnel, opposer un « Ça ne marche pas pour moi ! » aux activités qu’il propose est lourd de sens. D’évidence, cela revient à se déclarer fonctionner différemment du reste de ses pairs, sans pouvoir forcément apporter de solides justifications. Alors que le recours à un spécialiste est bien l’aveu qu’on s’y connait peu soi-même, cette réaction donne une impression d’arrogance et de contradiction.
Mais pourquoi donc un novice aurait-il plus de mal à s’en remettre au savoir-faire de son professeur de langue, qu’au diagnostic de son garagiste pour la réparation de sa voiture ?
La réponse est loin d’être simple, d’autant que cette affaire comporte beaucoup de subtilités et de ramifications.
En premier lieu, les disciplines sont tout à fait différentes : la mécanique n’est pas l’acquisition d’une langue seconde et la relation garagiste-client n’est pas la relation enseignant-apprenant.
Ensuite, il est indispensable de rappeler que ce dernier, dans le but de devenir autonome, doit pouvoir prendre en charge les multiples aspects de son parcours sans s’en remettre constamment à une aide extérieure.
Enfin, l’absence d’une théorie solide de l’enseignement des langues et la persistance de pratiques inefficaces ne peut qu’inciter au doute.
Mais avant de dévier trop loin, abordons maintenant ce que les experts nous disent sur ce vaste et complexe sujet.
Les recherches des spécialistes
Des études de psychologie cognitive avancent que lorsque des informations entrantes ont le potentiel d’avoir une incidence sur ce que nous tenons pour vrai, nous prenons un temps pour les examiner. Nous vérifions leur cohérence avec notre système de croyances existant et seulement ensuite mettons éventuellement à jour notre logiciel intérieur.
Certains spécialistes rapportent même qu’un certain nombre des sujets de leur étude auraient déclaré lors d’entretiens avoir pour objectif de lutter contre toute nouvelle donnée susceptible d’entrer en conflit avec leurs croyances déjà présentes. Les auteurs suggèrent en réponse un processus de déconditionnement. En effet, les conceptions bien installées pourraient empêcher d’apprécier à leur juste valeur des idées et activités alternatives présentées dans la classe de langue, « en particulier lorsque la méthodologie n’est pas conforme à l’expérience qu’ils en ont habituellement».
D’autres chercheurs font également ressortir un lien étroit avec la personnalité. Ils constatent que les cinq grands traits du célèbre test de personnalité « The Big Five » (l’extraversion, l’amabilité, la conscience, le neuroticisme, l’ouverture) déterminent fortement les convictions des sujets sur les autres et sur le monde.
De la même façon, les croyances que nous avons sur nous-mêmes en tant qu’apprenant et locuteur d’une langue étrangère pourraient être amalgamées à celles qui nous définissent en tant qu’individu. Ce qui expliquerait leur stabilité et résistance au changement.
Bilan et suggestions
Tous les ingrédients sont bien là pour que la confrontation de croyances, dans la classe ou ailleurs, ne se passe pas de manière réfléchie, honnête et détachée. D’un côté ou de l’autre, elle peut déclencher des attitudes de radicalité, de défense et de repli sur soi qui ne sont pas sans rappeler les postures dogmatiques qu’entraînent certaines discussions en famille ou entre amis.
Si vous êtes prof et que vous enseignez avec des méthodes différentes de la culture d’apprentissage en vigueur, attendez-vous à des résistances. Que vos pratiques aient un fondement scientifique solide que vous êtes capables d’expliquer en long, en large et en travers ne change pas la donne. On ne peut pas raisonnablement s’adresser au système de croyances d’un individu sans qu’interviennent sa personnalité, son vécu, ses perceptions et ses sensibilités. Une période de familiarisation avec de nouvelles idées est également nécessaire.
On pourrait recommander comme le font certains chercheurs d’avoir des discussions de classe sur les convictions des uns et des autres. Cela a au moins le mérite de faire connaitre les intentions et objectifs de chacun.
Le tout est peut-être d’amener le sujet de la bonne façon. Selon mon expérience, les échanges débouchent rarement sur quelque chose de constructif lorsque les croyances des uns et des autres se confrontent. Il est bien regrettable que cette situation soit souvent interprétée comme une attaque personnelle plutôt qu’une opportunité d’introspection et de remise en question. Avec le cas de gens apprenant le français principalement pour se distraire, une telle expérience est parfois suffisante pour émousser leur motivation et les voir abandonner.
À la religion ou la politique, il faudrait donc peut-être ajouter le thème de l’apprentissage des langues étrangères sur la liste des discussions à éviter si on veut garder ses amis ou ses élèves !