Les ressorts de l’absurde dans “L’étranger” d’Albert Camus

Je ne suis pas un grand adepte de littérature, mais “L’étranger” m’a laissé une impression inoubliable. J’ai toujours été frappé par la force avec laquelle l’auteur parvenait à créer cette sensation d’absurde, ressentie à travers les yeux de Meursault, le personnage principal. 
À l’université, j’ai cependant eu la chance d’avoir pour professeur Laurent Gosselin, auteur prolifique versé dans la sémantique, dont le cours sur les modalités m’a permis de comprendre un peu mieux l’art avec lequel Camus a opéré. Dans la partie analyse, je retranscris de grands passages tirés de son article “Les modalités dans l’étranger et l’expression de l’absurde” que j’ai raccourci et simplifié dans un souci de concision et illustré avec des images de la BD sortie chez Gallimard. J’espère que ces clés de lecture vous donneront envie de (re)lire ce chef-d’œuvre, prix Nobel de littérature en 1957.

L’absurde dans l’Étranger

Avec “L’étranger”, Camus se donne pour tâche d’écrire un roman absurde, “la plus pressante des questions” selon lui. L’œuvre retranscrit le sentiment irrépressible et irrévocablement voué à l’échec de donner un sens au monde et à l’existence. 

L’absurde n’est pas un concept abstrait mais fondamentalement le sentiment qui s’éprouve dans certaines situations et qui fait dire que toute vraie connaissance est impossible.

Le monde absurde exclut également les jugements de valeur, les évaluations morales. Car seule “la croyance au sens de la vie suppose toujours une échelle de valeurs“. Dès lors qu’on a renoncé de croire que la vie a un sens, “une fois pour toutes les jugements de valeur sont écartés au profit des jugements de fait.” (voir “Le Mythe de Sisyphe”, une autre œuvre d’Albert Camus).

Les modalites

Nous nous servirons de l’outil linguistique des modalités pour notre analyse afin de sortir de l’impasse où conduit l’opposition traditionnelle entre subjectivité et objectivité.
Les modalités correspondent au « mode de validation » des représentations exprimées par les énoncés. En effet, le langage permet de communiquer des représentations, mais toujours formulées selon un mode de validation/invalidation particulier, comme nécessaires, possibles, probables, douteuses, souhaitables, regrettables, obligatoires, redoutées… 

Elles sont exprimées par des marqueurs grammaticaux, des constructions syntaxiques, par l’ensemble des lexèmes, qui sont porteurs de divers types d’évaluations ; ou elles sont inférées sur la base de connaissances encyclopédiques ou discursives.

Dictus et modus

Une phrase comporte ainsi un dictum, qui est le contenu même énoncé par le locuteur, et un modus (ou modalité), qui est l’attitude prise par le locuteur à l’égard de ce qu’il dit.
Ainsi les phrases :

  • Pierre viendra.
  • Que Pierre vienne !
  • Il est possible que Pierre vienne.
  • Pierre doit venir.

semblent avoir le même dictum et différer seulement par la modalité employée. Le modus sert donc à exprimer notre attitude ou nos croyances sur ce qui est dit. Les modalités sont alors dites externes, ou extrinsèques au dictum.

Mais les éléments qui constituent le dictum sont également porteurs d’évaluations subjectives de manière intrinsèque. Il est en effet admis que tout lexème contient au moins une modalité de ce type. En l’absence de modus explicite, c’est le dictum qui détermine le type de jugement. Par exemple, dans la phrase :
Luc est malhonnête
un jugement de valeur négatif est présent dans l’adjectif malhonnête.

La phrase : 
Certainement que Luc est malhonnête 
contient quant à elle une modalité explicite par la présence de l’adverbe certainement et porte sur la modalité intrinsèque de malhonnête, à valeur négative et interne au dictum.

Que ce soit de manière interne ou externe, voilà comment dans cette perspective, la modalité recouvre tout mode de validation / invalidation d’une représentation telle qu’elle est présentée par l’énoncé.

Paramètres des modalités

Des paramètres conceptuels permettent de définir les catégories modales.

L’instance de validation, qui peut être:

  • le réel, quand la validation est présentée comme objective (L’eau bout à 100°),
  • la subjectivité, individuelle ou collective (Je suis convaincu que Pierre va venir),
  • l’institution, en tant que système de conventions (Vous êtes autorisés à sortir).

La direction d’ajustement

  • descriptive, quand l’énoncé s’ajuste au monde, (Il est huit heures du matin),
  • injonctive, quand le monde est censé s’ajuster à l’énoncé, (Il ne faut pas parler en mangeant),
  • mixte, à la fois descriptive et injonctive (Ce fruit est délicieux).

Parmi les catégories modales que font ressortir ces deux paramètres, nous en retiendront trois:

  • les modalités épistémiques, qui concernent la connaissance du monde. Elles marquent l’expression d’une croyance ou d’une opinion : Cette voiture coûte très cher. Leur instance de validation est la subjectivité.
  • les modalités appréciatives, qui consistent en une évaluation subjective du caractère désirable ou indésirable d’une situation ou d’un objet : Heureusement qu’il fait soleil. Leur instance de validation est également la subjectivité.
  • Les modalités axiologiques portent sur le caractère louable ou blâmable d’une situation, d’une action ou d’un individu : Il est scandaleux que ce soit lui qui en ait profité. Leur instance de validation sont les institutions (morales, idéologies, religions…).

Ces deux dernières catégories modales sont caractéristiques des “jugements de valeur” (i.e. consistant à dire du bien / mal de quelque chose). Ces jugements ne sont ni purement descriptifs, ni purement injonctifs, dans la mesure où ils formulent une description potentiellement destinée à influencer l’attitude de notre interlocuteur vis-à-vis de la situation ou de l’objet en question (d’où la direction d’ajustement “mixte”).

Tableau récapitulatif

Analyse:

Les modalités épistémiques et appréciatives

Pour expliquer ce qui caractérise le récit et l’attitude de Meursault, on fait souvent mention de la grande objectivité du personnage et de son absence de sentiment. Or, il n’est pas exact que la narration exclue les modalités subjectives. En effet, dès les premières lignes emblématiques de l’oeuvre, Camus associe les marqueurs aujourd’hui et hier permettant de situer l’action, aux expressions épistémiques qui renvoient à la subjectivité du locuteur:

  • Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

On peut difficilement défendre la thèse de l’objectivité du récit, car les modalités épistémiques et appréciatives abondent, y compris dans le premier chapitre, qui passe pour le plus délibérément objectif. Voici d’autres exemples de modalités épistémiques, marquant l’ignorance et l’incertitude dans le premier chapitre :

  • Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil.
  • Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi.
  • Je crois que j’ai somnolé un peu.
  • Je ne sais pas quel geste j’ai fait, mais il est resté debout derrière moi.
  • Ensuite, je ne sais plus.
  • Au bout d’un moment, il m’a regardé et il m’a demandé : “Pourquoi ?” mais sans reproche, comme s’il s’informait. J’ai dit : “Je ne sais pas.”

Exemples de modalités appréciatives (négatives et positives):

  • L’éclat de la lumière sur les murs blancs me fatiguait.
  • Devant moi, il n’y avait pas une ombre et chaque objet, chaque angle, toutes les courbes se dessinaient avec une pureté blessante pour les yeux.
  • Ils étaient en tout une dizaine, et ils glissaient en silence dans cette lumière aveuglante.
  • J’ai encore pris du café au lait qui était très bon.
  • C’était une belle journée qui se préparait.
  • Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant.
Les modalités axiologiques

Mais ce qui caractérise le récit et les interventions de Meursault, c’est non pas l’objectivité ou l’absence de sentiment comme il est généralement admis, mais l’absence de modalités axiologiques, alors que les modalités épistémiques et appréciatives sont bien présentes.

Le récit à la première personne invite ainsi le lecteur à partager le point de vue d’un personnage-narrateur qui ne formule aucun jugement de valeur de nature morale ou idéologique sur ce qui lui arrive ou ce qu’il entreprend.

Ce qui frappe également, c’est la singularité du discours de Meursault par rapport aux discours des autres personnages. Ceux-ci utilisent l’ensemble des modalités, avec une importance toute particulière des modalités axiologiques et déontiques au cours des interventions des représentants de la justice et de la religion, dans la dernière partie du roman. 

Discours du juge d’instruction:

  • Moi, je suis chrétien. Je demande pardon de tes fautes [mod. axiologique négative intrinsèque] à celui-là.
  • Je n’ai jamais vu d’âme aussi endurcie [mod. axiologique négative intrinsèque] que la vôtre.

Discours du procureur:

  • Oui, s’est-il écrié avec force, j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel [mod. axiologique négative intrinsèque].
  • […] la vertu toute négative de la tolérance doit [mod. déontique obligatoire extrinsèque] se muer en celle, moins facile, mais plus élevée [mod. axiologique positive], de la justice.
  • Il doit [mod. déontique obligatoire extrinsèque] être puni en conséquence.

Discours de l’aumônier:

  • Il me disait sa certitude [mod. épistémique certain extrinsèque] que mon pourvoi serait accepté, mais je portais le poids d’un péché [mod. axiologique négative intrinsèque] dont il fallait [mod. déontique obligatoire extrinsèque] me débarrasser.

A l’inverse, le discours de Meursault et la narration se caractérisent par l’absence et même par le refus des modalités axiologiques. 
Et lorsque son interlocuteur essaie de lui faire partager un point de vue axiologique, Meursault manifeste explicitement son opposition, non pas en adoptant le point de vue opposé (qui serait encore axiologique), mais en refusant toute prise de position axiologique ou déontique :

  • Si par hasard le chien fait dans la chambre, alors il est encore battu. Il y a huit ans que cela dure. Céleste dit toujours que “c’est malheureux“, mais au fond, personne ne peut savoir.
  • La femme criait toujours et Raymond frappait toujours. Marie m’a dit que c’était terrible et je n’ai rien répondu.
  • Il m’a répondu qu’elle [la justice des hommes] n’avait pas, pour autant, lavé mon péché. Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu’était un péché.
  • Raymond m’a demandé […] si je trouvais qu’on devait la punir et ce que je ferais à sa place, je lui ai dit qu’on ne pouvait jamais savoir […].

Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est le refus par Meursault de tout jugement appréciatif sur lequel pèse un jugement axiologique
Tel est typiquement le cas de la mort de la mère: il est blâmable (axiologique) de ne pas être triste (appréciatif) à la mort de sa mère. Meursault refuse d’exprimer une quelconque tristesse et la justice trouve là une preuve de son immoralité et un motif de condamnation:

  • Salamano a émis la supposition que je devais être bien malheureux depuis que maman était morte et je n’ai rien répondu.
  • Les instructeurs avaient appris que “j’avais fait preuve d’insensibilité” le jour de l’enterrement de maman.
  • Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ?

De même, il est blâmable (axiologique), aux yeux de son employeur, de ne pas tenir une mutation à Paris et la possibilité de voyager pour désirables (appréciatif):

  • Il avait l’intention d’installer un bureau à Paris […] et il voulait savoir si j’étais disposé à y aller. Cela me permettrait de vivre à Paris et aussi de voyager une partie de l’année. “Vous êtes jeune, et il me semble que c’est une vie qui doit vous plaire.” […] J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout.

De sorte que les seuls jugements appréciatifs que l’on rencontre dans le récit et les interventions de Meursault sont purement hédonistes et individuels (rapports purement sensuels à la mer, au soleil, à la saveur du café, à la beauté des femmes…): ils n’entrent dans la portée d’aucun jugement axiologique à fondement institutionnel.

C’est encore ce refus de toute forme d’engagement moral qui conduit Meursault à éviter de formuler une déclaration d’amour pour en rester à l’expression d’un pur désir :

  • Quand elle a ri, j’ai eu encore envie d’elle. Un moment après, elle m’a demandé si je l’aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que non.

Ce dispositif modal assure le succès de l’entreprise narrative de Camus pour qui “toute la difficulté […] consiste à combiner dans le personnage de Meursault une connexion sensuelle avec le monde et une absence de connexion avec les autres”.

Prolongement philosophique

Le recours aux modalités offre de formidables possibilités pour comprendre cette oeuvre et les ressorts de l’absurde d’un point de vue linguistique. Mais il n’en demeure pas moins qu’au-delà des mots, son omniprésence fait peur. 
Sommes-nous capables, comme le fait Meursault au terme d’une intense délibération avec lui-même, d’embrasser la tendre indifférence du monde ? C’est par ce splendide oxymore de Camus que cette question nous est aussi posée.

Les images sont tirées de la B.D illustrée par Jacques Ferrandez, publiée aux éditions Gallimard.


Référence de l’article source:
Gosselin, L. (2020). Les modalités dans l’Étranger et l’expression de l’absurde. The expression of Tense, Aspect, Modality and Evidentiality in Albert Camus’s l’Étranger and its translations, 267-281.

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Clément Gabriel
Clément Gabriel

Professeur de français au Quartier francophone, chercheur indépendant dans le domaine de l'apprentissage/enseignement des langues étrangères

Publications: 82

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