Grammaire, de quoi parle-t-on ?

On conçoit généralement la grammaire comme un ensemble de règles à appliquer pour construire des énoncés “corrects” à l’oral et à l’écrit. Ces règles concernent la manière dont les mots se forment, s’ordonnent entre eux et s’orthographient.
S’il est rassurant pour un apprenant de s’imaginer que la langue étrangère qu’il apprend est gouvernée par des principes implacables, la réalité “sur le terrain” demeure plus complexe…
Voici un article pour dépasser les idées reçues et découvrir un autre visage de la grammaire.



L’influence de la grammaire générative sur nos conceptions

Dans les années 50, c’est la théorie de la grammaire générative (ou transformative) de Noam Chomsky qui prédomine pour expliquer comment nous acquérons notre langue maternelle. Selon ce courant, notre cerveau possède un module dédié au langage qui se configure sur la base des échanges avec notre entourage. Sur la base de ces échantillons, il formule des hypothèses sur le fonctionnement du système linguistique, qu’il traduit ensuite en règles abstraites. Celles-ci déterminent l’agencement des mots et groupes de mots dans une phrase en fonction de leur classe grammaticale (nom, verbe, adjectif).
C’est ainsi que nous serions capables de comprendre et produire des énoncés.

D’autre part, lorsque nous apprenons un nouvel idiome, nous calquons dessus les réglages de notre langue maternelle. Tout l’enjeu serait alors de « désactiver » les paramètres initiaux qui diffèrent du système linguistique à l’étude.

Bien que cette théorie ait été fortement remise en question par des générations de spécialistes, c’est toujours elle qui, en règle générale, prédomine dans l’idée que l’on se fait du fonctionnement d’une langue et en particulier de sa grammaire.

Parmi les critiques qui lui sont adressées, nous en retiendrons deux en lien avec les problématiques de cet article.
La première est que cette approche construit ses modèles à partir d’énoncés qui ne sont pas utilisés à l’oral, car improbables ou trop complexes (Parisse, 2003). La seconde tient du fait que la grammaire générative propose une analyse de la langue uniquement à l’échelle réduite de la phrase.

Différentes grammaires, différentes normes 

La grammaire textuelle

On a ainsi trop souvent tendance à considérer la grammaire dans le cadre restreint de la phrase, alors que c’est également elle qui organise et structure les textes. Par texte, il faut entendre ici une portion de langage (oral ou écrit) qui fonctionne comme un tout, indépendamment de sa longueur. Les mots Peinture fraîche sur une pancarte, une interview ou un article scientifique sont des textes à part entière.

De la sorte, au-delà des frontières de la phrase écrite ou du tour de parole lors d’une conversation, c’est la connaissance de la grammaire textuelle qui assure cohésion et logique, connecte les idées et assigne un genre discursif (l’expression figée il était une fois indique que l’on est en présence d’un conte, l’utilisation de l’impératif, une recette de cuisine).

Pour mieux comprendre comment cela fonctionne, prenons deux textes issus du livre de Diane Larsen-Freeman, From Grammar to Grammaring (2003).

Dans le premier ci-dessous, analysons quelques mécanismes structurants:

Ma sœur n’a jamais voulu aller à l’université. Au lycée, elle a toujours été bonne élève. Ce n’est donc pas à cause de ses notes. Quand tous ses camarades faisaient leurs demandes d’admission à l’université, elle s’est mise à chercher un travail. Elle l’a fait si bien qu’elle a reçu de nombreuses propositions. Elle a accepté l’une d’elles et depuis elle est tout à fait satisfaite. Tu sais, elle n’ira probablement jamais à l’université et c’est sûrement bien comme ça.

  • Référence:
    Ma sœur n’a jamais voulu aller à l’université. Au lycée, elle
    Elle fait référence à ma sœur et contribue à la cohésion entre les phrases.
  • Conjonctions:
    …elle a toujours été bonne élève. C’est n’est donc
    Donc exprime la relation causale entre la deuxième et la troisième phrase.
  • Substitution:
    …elle s’est mise à chercher un travail. Elle l’a fait si bien…
    L’a fait se substitue à chercher un travail
  • Cohésion lexicale:
    chercher un travailpropositions.
    On comprend propositions dans le contexte de la recherche de travail.

Dans le second texte, observons comment certaines phrases ont pour rôle de fournir des indications contextuelles alors que d’autres maintiennent le fil conducteur. Celles au passé composé et à l’imparfait transmettent les informations d’avant-plan (les plus importantes), celles au présent les informations d’arrière-plan.. 

Hier, je suis allé au marché. Il y a beaucoup de fruits que j’adore. J’ai acheté différentes variétés de pommes. J’ai même été surpris de voir qu’il y avait des prunes en cette saison, alors j’en ai acheté 2 kg.

Grammaire de l’oral et de l’écrit

Que ce soit de manière consciente ou non, on prend souvent le langage écrit comme référence du “bon français”, au détriment du français parlé. Cela implique donc qu’il existerait une grammaire propre aux deux systèmes et que c’est la norme écrite qui impose ce qu’on peut dire ou écrire et ce qu’on ne peut pas ou ne devrait pas.

(Dans cet article d’Elena Klyuykova, vous trouverez d’autres exemples de traits d’oralité tirés de la bande-dessinée.)

Doit-on en conclure pour autant que les particularités suivantes, propres au langage parlé, ne sont pas acceptables ? 

  • l’absence du “ne” dans la négation, notable dans 95% des conversations libres,
  • le respect de l’ordre des mots, plus libre à l’oral et formes disloquées: “Mon chien, il est blanc et noir” ou encore “Il t’a repondu quand, Jacques?”,
  • Constructions inachevées, parfois sans verbe “Un désordre dans cette pièce!”,
  • Constructions typiques “C(e)que tu dis c’est, qu(e) finalement il est bien”,
  • Modification de la prononciation “J’lui dis ch’te l’donne”,
  • Ellipses (y’a pour il y a, i dit pour il dit)
  • Choix d’un lexique relâché (magne-toi pour dépêche-toi, flotte pour eau),
  • Utilisation abondante du pronom ça (“ça arrache”, “ça l’fait”),
  • Formulations (eh bien…),
  • Présence de marqueurs qui ouvrent et clôturent des prises de parole (Bon, quoi),
  • Adverbes qui dénotent la prise de distance du locuteur (“genre, il est intelligent”)
  • Questionnement avec quoi (“Y a quoi dans ce sac ?”)
  • Généralisation de c’est avec le pluriel (“C’est mes livres !”) 
  • Pronom à avec valeur de possession (“La voiture à Marc”)

On pourrait répondre que ce qui est acceptable se décide en fonction du contexte et de l’audience à qui on s’adresse. Bidaud (2005) avance que l’étude de la langue doit se faire en relation avec la situation et propose de considérer les énoncés au sein même de leurs conditions de production (discours politique, discours télévisé, conversation, courriel à un ami, lettre administrative…).

Ainsi, la description des usages de la langue en fonction de son cadre d’utilisation pour juger de ce qui est acceptable aurait l’avantage d’élargir le périmètre de la grammaticalité (Weber, 2018). Laissons aux linguistes le soin de le faire…

La grammaire n’est-elle qu’une histoire de règles ?

Les phrasèmes

L’analyse par ordinateur d’une quantité colossale de textes et dialogues montre que notre discours n’est pas seulement formé de phrases que nous construisons à partir de règles grammaticales. Au contraire, nous puisons le plus souvent dans un vaste répertoire de blocs de mots mémorisés et restitués tels quels.

Ces blocs, appelés phrasèmes, constituent selon Alice Wray (2000) une grande partie des énoncés que nous produisons. Ils sont de nature diverse (proverbes, expressions idiomatiques, collocations, locutions, segments répétés…), de longueur variable et plus ou moins figée, c’est-à-dire qu’ils ne tolèrent pas toujours le remplacement ou l’insertion d’autres termes dans la structure qui est la leur.


Par exemple, prenons l’énoncé suivant:
J’ai du mal à comprendre ce que dit ce marchand.
(pronom + /avoir du mal à/ + verbe à l’infinitif)

On peut y “glisser” d’autres mots pour générer d’autres sens, mais seulement à certains endroits:
Mike a du mal à comprendre ce que dit ce marchand
ou
J’ai du mal à me lever de bonne heure. 

Mais on ne peut pas dire:
*J’ai le mal à comprendre ce que dit ce marchand.
ou
* J’ai du mal à la compréhension de ce que dit ce marchand.

car la structure avoir du mal à + verbe à l’infinitif ne se construit que de cette façon!


En outre, la sélection des éléments qui composent les phrasèmes est contrainte.
Par exemple, pour l’expression prendre une décision, si le locuteur choisit librement le mot décision (parce qu’il veut parler exactement de décision), il ne peut pas choisir un autre verbe que prendre, sans affecter la correction de la formule.
En effet, même des verbes considérés dans certains contextes comme synonymes, tels que accepter, ramasser ou saisir ne conviennent pas : accepter une décision ou saisir une décision ou ramasser une décision signifient tout autre chose.
De la même façon, si le locuteur opte pour le mot choix, il doit alors sélectionner le verbe faire pour produire le syntagme faire un choix (Mel’Čuk, 2013).


Les phrasèmes possèdent donc des règles de fonctionnement qui leur sont propres et démontrent au passage à quel point le vocabulaire et la grammaire sont intriqués au sein même d’un assemblage.

Bien sûr, l’utilisation fréquente que nous en faisons ne remet pas en question l’existence chez tout locuteur d’un mécanisme qui, en se basant sur des règles plus générales, permet d’assembler les éléments lexicaux et générer de nouveaux énoncés.

Ces deux systèmes, d’ailleurs localisés dans des régions cérébrales distinctes (Van Lancker, 2009), seraient conjointement ou séparément mis en œuvre en fonction des besoins communicatifs auxquels nous sommes confrontés.

Modèle double de production de langage (Van Lancker, 2009) 

Il serait donc temps d’enrichir la conception réductrice de livres de grammaire formelle comme le Grévisse, pour qui il existe avant tout des mots individuels s’insérant dans des catégories abstraites (groupe nominal, verbal, propositions subordonnées…) selon des règles de syntaxe classique.

Révélatrice de nos attitudes

Les choix grammaticaux que nous faisons influencent les perceptions et signalent nos attitudes. Analysons les impressions que transmet l’utilisation des temps dans les lignes suivantes:

Smith affirmait que la Grande-Bretagne n’était plus un pays où la liberté d’expression existait. Johnson par contre, avance que ce pays demeure un havre de liberté.”

On s’aperçoit que l’emploi de l’imparfait invalide l’argument dudit Smith comme étant d’actualité, alors que celui de Johnson, formulé au présent simple, lui donne une crédibilité toujours en vigueur.

Le choix du vocabulaire n’est pas en manque d’implicites non plus!

Maintenant, imaginons un journal titrant:

Des gilets jaunes jubilants se heurtent aux forces de l’ordre.

Lorsqu’un thème abordé est teinté idéologiquement ou comporte un enjeu, on peut vouloir manipuler la perception de l’auditeur ou du lecteur. Dans cet exemple, ce fait de société n’est pas traité avec neutralité, car le choix de qui l’on place comme sujet dans la phrase confère à celui-ci la responsabilité de l’évènement (ici la confrontation).

Un instrument pour affirmer son identité

Nous exploitons également les nuances de la grammaire pour établir, affirmer et maintenir notre identité.
Putzel (1976), après avoir fait passer à ses étudiants un test de personnalité et enregistré leurs interviews, a pu corréler des profils types à des façons de parler. Il en ressort que les profils extravertis utiliseraient la construction verbale je vais faire plus souvent que les introvertis, qui lui préfèreraient je devrais.

L’utilisation de certaines formes est aussi liée à l’âge. On entend fréquemment dans la bouche des ados le mot genre, employé non pas comme substantif, mais comme adverbe: elle était genre surprise, mais genre tu lui as dit ça!, genre, ça c’est vrai?
Utilisé ainsi, genre apporte une marque d’ironie face à une situation.

Les jeunes anglophones utilisent d’ailleurs d’une manière similaire la préposition like pour se distancer de ce qu’ils reportent:
He told me like…

Conclusion

Retenons un point capital: la grammaire, ce ne sont pas simplement des règles pour construire des phrases. Son cadre d’application se situe à l’échelle du texte entier, mais aussi de manière parfois très particulière et en interaction avec le vocabulaire. Ses normes ne sont pas gravées dans le marbre et sa fonction est d’également retranscrire les sensibilités et intentions des locuteurs.

La redéfinition et l’élargissement des conceptions traditionnelles de la grammaire n’est donc pas superflu et cela n’est pas sans aller avec de nombreuses répercussions sur son enseignement en classe. Cela fera l’objet d’un article ultérieur.

Bibliographie et webographie

Bidaud, É., & Megherbi, H. (2005). De l’oral à l’écrit. La lettre de l’enfance et de l’adolescence, (3), 19-024.

Chomsky, N. (1965). Aspects of the theory of syntax Special technical report no. 11 (No. NASA-CR-79495)

Larsen-Freeman, D. (2003). Teaching Language: From Grammar to Grammaring. Boston, MA: Heinle & Heinle Publishers.

Mel’Čuk, I. (2013). Tout ce que nous voulions savoir sur les phrasèmes, mais…. Cahiers de lexicologie, 2013(102), 129-149.

Parisse, C. (2003). Le débat inné-acquis et le développement du langage à l’aube du 21ème siècle. Intellectica-La revue de l’Association pour la Recherche sur les sciences de la Cognition (ARCo), 35, 269-285.

Putzel, R. (1976). Seeing differently through language: Grammatical correlates of personality. University of California, Los Angeles.

Van Lancker Sidtis, D. (2009). Formulaic and novel language in a ‘dual process’ model of language competence: Evidence from surveys, speech samples, and schemata.

Weber, C. (2018). Grammaire de l’écrit grammaire de l’oral, quelles contextualisations?

Wray, A., & Perkins, M. R. (2000). The functions of formulaic language: An integrated model. Language & Communication, 20(1), 1-28.

LIENS WEB:

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/10/de-genre-humain-a-genre-j-y-crois-pas-genre-un-terme-cameleon-devenu-tic-de-langage_6069380_3232.html

Clément Gabriel
Clément Gabriel

Professeur de français au Quartier francophone, chercheur indépendant dans le domaine de l'apprentissage/enseignement des langues étrangères

Publications: 82

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