Les manuels, également appelés “méthode” ou “ensemble pédagogique”, sont généralement répartis en deux types. Les premiers, dits universalistes, sont destinés à des publics divers et variés, les seconds, dits spécialisés, à des cas précis ou des situations particulières (Cuq, 2003).

Dans cette série d’interrogations, nous allons questionner la pertinence des manuels universalistes et faire le jour sur quelques effets de leur utilisation dans la classe de langue. Cette démarche semble tout indiquée quand on considère qu’à notre époque encore, le prof qui voudrait enseigner sans leur recours a de grandes chances de ne pas être pris au sérieux.

Et si les manuels...

...étaient par défaut des outils inadaptés?

Lorsqu’on parle de manuel universaliste, on sous-entend un outil standardisé censé correspondre à n’importe quel apprenant, quel que soit l’endroit du monde où il se trouve.

Il est alors tentant d’affirmer aux côtés d’Henri Besse (1985) “…qu’aucune méthode, aucun manuel n’est vraiment adapté à la classe“,  celle-ci étant à chaque fois un espace d’enseignement unique avec les attributs spécifiques des apprenants et de l’enseignant.

 

De par sa conception prédéterminée et ses limitations inhérentes, tout ouvrage de ce type bute ainsi sur l’impossibilité de prendre en compte les caractéristiques singulières des apprenants et des situations, que ce soit au niveau des données linguistiques et socioculturelles, des représentations ou des objectifs envisagés (Savli, 2011).

...étaient trop difficiles à mettre en pratique?

Depuis les années 2000, les recommandations du CECR (Cadre Européen Commun de Référence pour les langues) ont fait placer la démarche actionnelle au coeur de tous les manuels, formant ainsi le fil conducteur de leurs séquences d’activités.

Quant à la médiation, elle est considérée depuis 2016 par ce même cadre comme une compétence à part entière, au même titre que la production et la réception. Elle a donc voix au chapitre dans les ouvrages les plus récents, qui lui consacrent une place plus ou moins importante selon les éditeurs.

Suivre toutes ces recommandations requiert donc un large éventail de compétences de la part du professeur, allant de la gestion de projet à la médiation interculturelle.

On est alors en droit de se demander quelle proportion d’enseignants reçoit une formation adéquate permettant de mettre en oeuvre tous ces principes ! Et tout autant de questionner l’existence d’une mise à niveau pour tous ceux qui ont appris à enseigner le français avec des méthodologies propres à leur système éducatif et qui doivent passer à une méthode alignée sur le CECR…

Pour prendre la mesure des défis de la mise en oeuvre de l’approche actionnelle, consulter l’article ICI.

...proposaient une progression inadéquate?

Partant du principe qu’il faut “ménager” les apprenants, les méthodes présentent systématiquement les éléments linguistiques de manière graduelle, du plus facile au plus difficile. Par exemple, on voit traditionnellement apparaître le subjonctif seulement à partir du niveau B1.

Pourtant, cette approche ne semble ni refléter le fonctionnement de la langue ni être la plus judicieuse d’un point de vue pédagogique

En effet, dans une conversation  naturelle, toutes les formes linguistiques peuvent être employées dans la construction d’un message, sans considération de complexité.

Et même s’ils souhaitaient adapter leur langage lorsqu’ils s’adressent à un étranger, la plupart des locuteurs experts n’ont pas la connaissance métalinguistique nécessaire pour déterminer quels éléments de leur discours pourraient être source de confusion.

Aussi, même dans la plus banale des conversations, ils ne voient aucun problème à utiliser le subjonctif, qui traditionnellement n’apparaît pas avant le niveau B1, pour dire “Il faut que tu prennes le bus pour venir“. De même ils emploient naturellement des expressions idiomatiques de type “Tu as la pêche ?” ou “À un de ces quatre ! “, imparables pour eux, mais indéchiffrables pour l’apprenant, car quasiment absentes des manuels.

 

Aussi lorsqu’on dit placer la communication spontanée (terme alambiqué pour conversation naturelle) comme l’un des objectifs principaux de la compétence orale, il serait peut-être plus sage d’envisager la complexité de manière plus pragmatique.

Il existe ainsi certaines connaissances pédagogiques, qui se servent de routines pour faire manipuler immédiatement et régulièrement les éléments qui mettent le plus de temps à être intériorisés. De la sorte, les apprenants n’ont pas besoin d’attendre le niveau A2 pour pouvoir raconter leur journée ou utiliser les pronoms directs ou indirects.

 

Enfin, on peut aussi porter la critique sur le rythme d’apprentissage. Sur quels critères les manuels se basent-ils pour établir la vitesse de progression des apprenants? Se basent-ils globalement sur l’élève modèle, l’élève moyen ou celui qui a le plus de difficultés ? Ce rythme reflète-t-il l’acquisition de savoirs sur la langue ou la compétence à utiliser le langage présenté dans les unités ?
Ce qui nous emmène au point suivant…

...entretenaient l’illusion de compétence ?

Lorsqu’on consulte la table des contenus d’un manuel classique, il est à la fois étonnant et rassurant de voir comme le parcours d’apprentissage est limpide et bien étudié. On s’y repère aisément, la progression est organisée en unités, la difficulté des exercices est calibrée. En tant qu’apprenant, il est dès lors facile de penser que si on remplit sa part de travail en cours et à la maison, tout ce contenu devrait être intériorisé dans les délais estimés.

 

Il y a pourtant une différence bien nette entre d’un côté le fait de pouvoir conceptualiser un point de langue didactisé et le pratiquer en classe dans des activités contrôlées et de l’autre être en mesure d’utiliser adéquatement ces mêmes éléments linguistiques dans une conversation de la “vraie” vie.

 

Et bien que leurs auteurs ne prétendent pas qu’achever le programme d’un manuel équivaut à la maîtrise absolue de son contenu, la confusion évidente entre savoir sur la langue et compétence à pouvoir l’appliquer contribue à entretenir chez l’apprenant une forme insidieuse d’illusion de compétence. Dans la même ligne de pensée, consulter l’article ici.

...figeaient la communication?

Que ce soit pour y choisir une activité ou un point langue à travailler, le recours au manuel entraîne automatiquement une foule de réactions dans la classe. Il en faut effectivement peu pour déclencher chez l’apprenant un script de comportements de type scolaire, caractérisés par la passivité et la docilité.
Cette distribution des rôles dans une relation d’enseignement verticale restreint alors l’étendue des interactions et génère des communications stéréotypées

Modèle horizontal
Modèle vertical

Le manuel va de son côté jouer le rôle d’intermédiaire par lequel le professeur, interprète privilégié de l’objet de savoir, va guider les actions à entreprendre, réguler les prises de parole et délimiter le champ des idées exprimables.

Mais si le but avoué des méthodes est de créer une atmosphère où les apprenants parlent le plus ouvertement possible, comment cela pourrait-il fonctionner si les thèmes sont imposés d’avance et opérationnalisés dans des activités imposées par l’enseignant?

Peut-on raisonnablement espérer de cette façon stimuler cette liberté de parole que certains didacticiens présentent comme la plus profitable sur le plan de l’acquisition langagière?

Activité issue de Défi 3

...étaient un frein à la conception de curricula plus engageants?

Que se passerait-il si, plutôt que d’imposer un parcours linguistique et thématique, on négociait, voire même laissait le soin aux apprenant de créer leurs propres ressources ?

Lorsqu’Olga Kultchytska (2000), enseignante d’anglais, a fait cette proposition, elle a bien précisé à ses élèves de ne pas adresser leur programme aux professeurs, mais bien aux générations suivantes d’étudiants.

Cette démarche a permis de faire ressortir beaucoup mieux les besoins et les préoccupations des intéressés, mais aussi les dynamiques et les enjeux liés à leur milieu socioculturel.

Programme conçu par la classe d'Olga Kultchytska

...propageaient une idéologie?

Selon Alastair Pennycook (1994), professeur émérite de langage, société et éducation à l’Université technologique de Sydney, les méthodes sont le produit d’une culture et sont porteuses de messages et d’implicites plus ou moins affichés qui véhiculent les valeurs des langues et des cultures enseignées. Ces valeurs n’ont peut être pas grande pertinence dans les contextes où les manuels sont utilisés et peuvent inhiber d’autres façons de penser, d’apprendre ou d’interagir.
Les croyances, les pratiques et le matériel d’enseignement de l’anglais (TEFL, Teaching English as a Foreign Language) ne sont jamais neutres. On pourrait dire que l’enseignement de l’anglais concerne moins la diffusion de la langue que la diffusion de certaines formes de culture et de savoir.”

Pennycook identifie ces dernières comme étant essentiellement occidentales, capitalistes et néo-colonialistes. L’incarnation la plus concrète de ces formes de culture et de savoir étant le manuel.

 

Pour en revenir au FLE, la plupart des ensembles pédagogiques universalistes étant conçus en France (à Paris) par des Français, ils ne peuvent donc pas prendre en compte le contexte local − culturel, social, politique, religieux − dans lequel ils seront utilisés.
À la décharge de certains éditeurs, comme la Maison des Langues et son “Défi”, paru en 2019, qui se targue d’être “une méthode moderne qui place les cultures et les sociétés francophones comme matière première de l’apprentissage“, des efforts ont été faits pour se distancer du cadre franco-français comme étant l’unique référence socioculturelle.

 

Extrait de la table des contenus de Défi 3

...arrangeaient tout le monde?

Si l’on rentre dans des considérations très pratiques, le côté prêt à l’emploi des manuels évite un trop gros travail de préparation aux professeurs, dont les salaires peu gratifiants ne motivent pas forcément à un surcroît de travail de préparation. Le recours au guide pédagogique permet de son côté à ceux qui nʼont reçu que peu ou pas du tout de formation, de pouvoir utiliser les méthodes, même si c’est de façon plus ou moins hasardeuse.

 

Pour les établissements vendeurs de cours, il est facile de se baser sur le découpage en unités pour chiffrer un programme en termes d’heures de cours à facturer à leurs clients.

 

Quant aux éditeurs, peut-on raisonnablement penser que Hachette, Didier, CLE International ou La Maison des langues aient un quelconque intérêt à voir l’émergence d’approches qui se passent de cet outil ?

...pouvaient bonifier l'enseignement du vocabulaire?

Je ne peux pas clore cet article sans aborder ce qui constitue à mes yeux la seule justification valable de l’utilisation d’un manuel.

Dans la perspective de l’approche lexicale, tout prof serait immanquablement victime du biais de représentation (Dellar et Walkley, 2016), qui l’empêcherait d’exposer ses apprenants à un vocabulaire diversifié.

En effet, le nombre des mots à disposition pour les échanges en classe serait largement restreint par certaines de leurs caractéristiques psycholinguistiques.

Les mots facilement représentables mentalement viendraient ainsi en tête plus facilement et rapidement que les autres, accessibles uniquement au prix d’un effort supplémentaire.

Et pourtant, même si cela peut sembler contre-intuitif, pouvoir s’imaginer aisément un mot ne veut pas dire que celui-ci apparaît fréquemment dans la langue et qu’il serait donc utile de l’apprendre en priorité. Les auteurs comparent ainsi certains lexèmes comme banana ou blonde avec d’autres comme arise ou whereby, qui, bien que difficilement accessibles à cause de leur côté abstrait, sont employés beaucoup plus fréquemment par les locuteurs.

Au niveau de la phrase, nous serions également influencés par des constructions canoniques de type:

nom+verbe+adverbe ou sujet+verbe d’action+objet,

limitant ainsi la variété de nos énoncés potentiels. Tout autant, nous favoriserions les constructions actives au détriment des constructions passives.

 

Ces remarques trouvent vraisemblablement toute leur pertinence lors des interactions orales. En effet, la vitesse des échanges nécessitant un accès quasi instantané aux éléments linguistiques nécessaires à la construction des messages, il ne serait donc pas étonnant que dans une optique d’économie d’énergie, nous choisissions nos mots parmi la pré-sélection effectuée par défaut par notre système cognitif.

Les manuels créés par les spécialistes de cette approche seraient par là même conçus pour contourner ce biais en munissant le professeur de mots, structures et expressions choisis à l’avance pour leurs fréquence et diversité.

Conclusion

Lorsqu’on aborde le sujet des manuels, on constate toutes sortes d’attitudes et de réactions chez les spécialistes. Sylvia Ashton Warner (1963, 1980), pédagogue renommée en Nouvelle-Zélande, relate sa joie à écouter le crépitement des ressources scolaires brûler ! Quant au célèbre didacticien français Henri Besse, il donne en 2010 un titre bien évocateur à l’un de ses articles: Le manuel, un outil utile mais toujours insuffisant.

De son côté, la présente analyse met en cause les limitations intrinsèques des manuels et la formation parfois douteuse des professeurs qui les utilisent. Elle fait ressortir une inadéquation entre les objectifs et les moyens pour les atteindre. Les activités proposées ne sembleraient n’être ni les plus efficaces pour le développement de réelles compétences de communication, ni les plus motivantes pour impliquer cognitivement les apprenants.

Cela expliquerait les conclusions d’études comme celles de Malpat (2021) ou de Germain (2015), qui constatent des résultats plus faibles pour les approches ayant recours à un manuel en comparaison de celles qui s’appuient sur des dispositifs pédagogiques différents.

Quant aux professeurs qui enseignent sans ce support, il serait judicieux d’évaluer à quel point leur programme alternatif pallie les insuffisances pointées du doigt dans cet article et si l’investissement que cela représente au niveau de la conception est proportionnel au gain d’attrait ressenti par les étudiants.


Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que le manuel est la pièce maîtresse de tout un paradigme éducatif. De fait, envisager la démocratisation de classes sans cet outil ne semble possible qu’à la faveur:

– d’une remise en question des représentations sur l’enseignement-apprentissage des langues étrangères de la part de tous les acteurs concernés: apprenants, enseignants, chercheurs, institutions.

– de la publication de nouvelles études scientifiques confirmant et expliquant la supériorité de méthodologies d’enseignement qui substituent aux manuels des dispositifs pédagogiques plus efficaces,

– d’une offre de formation à ces méthodologies, à la fois accessible et répandue, ce qui suppose vraisemblablement la coopération de certaines institutions.

Pour ceux qui voudraient prolonger la réflexion sur ce thème, voici une présentation enregistrée à l’occasion de la journée du professeur de français 2022.

Bibliographie

Ashton Warner, Sylvia (1963, 1980), Teacher Virago

Besse, Henri (1985), Méthodes et pratiques des manuels de langue, Didier, Paris

Besse, Henri (2010), Le manuel un outil utile mais toujours insuffisant Synergies Chine n 5 – 2010 pp. 15-25

Cuq Jean-Pierre (dir.) (2003), Dictionnaire de didactique du français, CLE, Paris.

Défi 3 (2019), Méthode de français La maison des langues

Dellar Hugh, Walkley Andrew (2016), Teaching lexically Delta publishing

Germain, C., Liang, M. et Ricordel, I. (2015), Évaluation de l’approche neurolinguistique auprès d’apprenants chinois de français en première et en deuxième année d’université. Recherche en didactique des langues et des cultures, 12(1), 1–22.

Kultchytska, Olga (2000), The alternate textbook The journal of the imagination in language learning and teaching, Vol 5.

Pennycook Alastair (1994), The Cultural Politics of English as an International Language

Rousse-Malpat, A., Koote, L., Steinkrauss, R., & Verspoor, M. (2021). Parlez-vous francais? Language Teaching Research.

Savli, F. (2011), Analyse des méthodes FLE : Techniques et pratiques , Dibilim, N° XXIV, pp. 10

Clément Gabriel
Clément Gabriel

Professeur de français au Quartier francophone, chercheur indépendant dans le domaine de l'apprentissage/enseignement des langues étrangères

Publications: 82

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